Toshio Shibata

Night Photographs

Toshio Shibata

Né en 1949 à Tokyo (Japon)

Qu’est-ce qui pousse un photographe comme Toshio Shibata à faire, avec « Night Photos », son « œuvre au noir » ? Est-ce le goût pour la révélation du vide ? Ou le vertige de la plaque noire ? Artiste japonais de la génération d’aprèsguerre, Toshio Shibata mène depuis de nombreuses années un travail autour du paysage. Il est notamment connu pour ses photographies d’infrastructures monumentales – barrage, pont, grands travaux [voir Polka #23] –, pour lesquelles il a obtenu des commandes importantes aux Etats-Unis qui l’ont conduit à réaliser, par exemple, les célèbres images du barrage de Grand Coulee. Marqué par les photographes américains des « New Topographics », Toshio Shibata poursuit leur œuvre dans l’archipel nippon en témoignant de l’intervention humaine sur le paysage.Lire la suite

Ses « Night Photos » occupent une place particulière dans la production de l’artiste. La série, extraite de ses archives, prise dans les années 80 et qu’il révèle au public aujourd’hui, est constituée d’images en noir et blanc quand son travail actuel est en couleur. Les clichés sont réalisés exclusivement de nuit. Le retour que l’artiste opère ainsi sur lui-même, le choix du noir et blanc qui dramatise la démarche et, surtout, la dimension nocturne qui affecte le tout d’une certaine étrangeté donnent à cet ensemble, sans que l’auteur apparaisse, une empreinte autobiographique. C’est une plongée intérieure qui conduit le photographe, dans ce flash-back, aux sources de son œuvre, dans «sa» nuit primitive.

L’existence de cette série, d’une grande densité poétique, change la perspective sur un travail qui se signale, dans les images d’infrastructures, par une forme de froideur, le «cool», comme dit Shibata. Sans doute désigne-t-il ainsi sa méfiance à l’égard des engagements. Bien différent en cela de ses aînés, les photographes japonais Nobuyoshi Araki ou Daido Moriyama, au langage plus âpre, plus « chaud », et marqué par les luttes qui ont chahuté le pays dans les années 60. Shibata a grandi, lui, dans un Japon, superpuissance économique, capable et coupable d’avoir sacrifié une partie de soi, de son passé au matérialisme, dont les emblèmes ont longtemps été la voiture et les centrales.

«Vers la fin des années 70, explique Shibata, se calmèrent enfin les turbulences qui agitaient le Japon d’après-guerre – reconstruction, contestation, terrorisme. L’atmosphère plus calme du début des années 80 coïncidait avec l’apparition de cette bulle économique qui progressa, comme une vague, accompagnant la fin de l’ère Showa [1926-1989]. Je revins alors de quatre ans d’études en Flandre, dans une Europe où le temps s’écoulait lentement. Avec l’occidentalisation, avec le chaos dans lequel se mêlaient les marques de l’ancien Showa [avant-guerre] et celles du moderne [des années 50 jusqu’en 1989], Tokyo me paraissait dans un tel désordre qu’il m’était impossible d’en capter une réalité visuelle. Moi qui me battais pour créer une œuvre qui me soit propre, dans mon pays, je me mis alors à partir en chasse des lumières de la nuit. C’était une manière d’échapper au fracas des jours.»

Comme le confirme Marc Feustel, spécialiste de la photographie japonaise, « Shibata a alors identifié “son” sujet : l’autoroute. Car cet espace a un caractère d’universalité qui le rend indifférent au fait d’être en Europe, en Amérique ou au Japon. Caractéristique intéressante pour qui veut situer ces paysages travaillés par l’humain dans une modernité sans âge et sans territoire ». Si la route est le sujet privilégié de la photographie au XXe siècle, c’est qu’une civilisation de la mobilité est née, engendrant tout un monde : stations-service, architectures, aires d’autoroute, parkings, échangeurs, etc. Ce que l’ethnologue français Marc Augé a défini comme les « non-lieux » – blocs urbains sans histoire, sans identité et sans hommes. Une vie s’est ainsi organisée dans ce monde en négatif autour d’une humanité en transit. De fait, Shibata y ajoute le négatif des ténèbres, car il aime, comme le confie encore Marc Feustel, «prendre sa voiture, de nuit, et partir sans destination ». Comme un papillon de nuit attiré par les lumières. Désir d’errance et de dérive ? Pratique poétique de la perte dans ces espaces anonymes et déserts ? Ivresse du rien? Qui sait vraiment ce qu’il en est...

Ainsi, ces «Night Photos » sont-elles des apparitions dans l’obscurité ? Dans ce pays qui a fait, à travers l’écrivain Junichiro Tanizaki, l’«éloge de l’ombre», Shibata célèbre la lumière. Mais laquelle? Les anciens avaient deux mots pour la nommer.: «lux» et « lumen ». Nous, modernes, y avons ajouté un troisième : le «flash». «Lux», lumière du jour. «Lumen», miracle de l’ampoule et du néon. Enfin, «flash», éclair de foudre, ou artefact proprement photographique. Shibata capte toutes les variations de la seule «lumen», ce faisceau électrique qui sculpte et arrache les formes à la nuit. L’insomniaque du «highway» joue de tous les états de la lueur pour modeler son monde. Avec un incroyable vocabulaire de lumière saisie: trait, tracé, découpe, matière, milieu, volume, halo, nimbe... Les bureaux aux fenêtres uniformément éclairées, les stations-service désertes, épures géométriques découpées dans le noir, les grands urinoirs immaculés en ligne, noyés dans le blanc, les parkings dévorés par l’ombre d’un clair-obscur sont ainsi les instantanés de cette lutte entre «nox» et «lux», entre nuit et jour. Jusqu’à ce que triomphe, comme le rêvait, au XIVe siècle, le théologien orthodoxe Grégoire Palamas, «un jour sans soir». Mais en attendant, la nuit règne. Shibata la sillonne et l’espionne. Depuis plus de trente ans, comme un Katsushika Hokusai moderne – l’auteur des «Trente-Six vues du mont Fuji» –, il ne lâche pas la nuit, le territoire étrange de son obsession.

Ces nocturnes gardent le silence. Les lieux ne frémissent d’aucun bruit, sinon celui du vent qu’on voit remuer sur les palmes, légèrement floues, d’un cocotier, derrière une poubelle posée sur le bord de la route. Car la nuit, ici, n’héberge ni l’âme ni l’homme. Ou seulement sous la forme ectoplasmique de ce prisonnier d’une cabine téléphonique, sur lequel une lumière de néon tombe et l’étouffe. Quelle plus cruelle métaphore de la nuit, scène de crime, attentat à l’humain, qui n’est plus que solitude et soliloque ? Les «Night Photos» de Shibata oscillent ainsi entre description de la nuit comme elle va et tentation d’une narration énigmatique. Que s’est-il passé ? Où sont les gens ? L’artiste, comme un joueur de jazz « cool », préfère l’improvisation à la narration construite. Il compose mais – comme lorsqu’il conduit – sans destination et sans but. Dans un lent panoramique horizontal, glissant derrière une vitre de voiture, il passe du bâti – intérieur, extérieur nuit – à la nature ou aux choses – voitures, camions à l’arrêt... Et des choses aux signes. Ici ou là, dans ce Japon qui fut « empire des signes», s’insinuent donc, immobiles et sans majesté, idéogrammes, pictogrammes de toilettes ou enseigne de restaurant, le Venus, symbole désuet et rappel dérisoire de ce que la nuit doit à l’éros.

Il y a beaucoup de vide dans les images de Shibata. Parce que les lieux le sont, ou qu’ils sont saisis de loin, à la chambre, laissant le vide primordial de la nuit encercler les choses. Cette attention particulière au vide, qui entoure ou pénètre, enrichit le travail du photographe d’une dimension philosophique. Il semble nous dire que nos vies, issues du néant, sont traversées de néant. Et que notre monde, celui que nous avons construit, de Tokyo à Paris et de Bruxelles à Los Angeles, n’est plus que l’image, en béton et goudron, de ce grand rien... Gardons-nous toutefois de voir dans ce constat la leçon d’un existentialisme désespéré. Après tout, la civilisation japonaise se comprend aussi dans ce goût enthousiaste pour le vide ou la légèreté, qui sont, comme le rappelait Roland Barthes, au principe de la délicieuse cuisine de la tempura...

Thierry Grillet